La pierre sèche : un savoir-faire durable

L’autre jour, en descendant les vignes au-dessus de Sierre, je me suis arrêté devant un vieux mur qui borde un chemin que j’emprunte depuis des années. Ce mur-là, je ne sais pas exactement quand il a été construit, mais il était déjà là quand mon grand-père travaillait dans ces vignes. Aucune trace de ciment, juste des pierres empilées avec une précision millimétrique. Et pourtant, il tient toujours, imperturbable, alors que le bitume du chemin voisin s’est déjà refait trois fois.

Cette image résume assez bien ce qui me fascine dans les murs en pierre sèche. On vit à une époque où tout doit aller vite, où on cherche constamment des solutions miracles. Et puis il y a ces murs, construits pierre après pierre, sans mortier, qui défient le temps et nous rappellent qu’il existe d’autres manières de faire. Des manières qui marchent, qui durent, et qui ont du sens.

En Valais comme dans le canton de Vaud, ces ouvrages font partie du paysage depuis toujours. Ils structurent les vignobles, retiennent les terrasses, bordent les chemins de montagne. Longtemps considérés comme dépassés, ils reviennent aujourd’hui sur le devant de la scène. Les propriétaires de Lausanne, Montreux ou Martigny qui réaménagent leur terrain me demandent de plus en plus souvent cette technique. Pas par nostalgie, mais parce qu’ils en comprennent les avantages concrets, autant pour leur jardin que pour l’environnement.

Avantages techniques des murs sans mortier

Quand je propose un mur en pierre sèche à un client, la première réaction est souvent un petit moment de silence. Puis vient la question : « Mais vous êtes sûr que ça va tenir ? » Je ne leur en veux pas. On nous a tellement habitués à croire que seul le béton garantit la solidité. Sauf qu’en réalité, pour un mur de soutènement, la pierre sèche offre des performances que le mortier peine à égaler.

La stabilité naturelle

La stabilité naturelle d’un tel mur repose sur un principe ingénieux : chaque pierre travaille avec les autres. Quand on monte un mur en pierre sèche, on ne se contente pas d’empiler. On choisit chaque élément, on le positionne de façon à ce qu’il s’emboîte parfaitement, qu’il prenne appui sur au moins trois points. On crée un fruit, c’est-à-dire une légère inclinaison vers l’arrière qui transforme la poussée horizontale des terres en force verticale. C’est de la physique pure, sans artifice.

Le drainage naturel

Le drainage naturel constitue probablement l’atout majeur de cette technique. L’eau, c’est l’ennemi numéro un des murs de soutènement. Elle s’infiltre dans le terrain, s’accumule derrière le mur, exerce une pression énorme. Un mur en béton maçonné doit prévoir des drains, des barbacanes, tout un système pour évacuer cette eau. Avec la pierre sèche, le problème ne se pose même pas. L’eau circule librement entre les pierres, sans jamais stagner, sans jamais créer de pression.

L'adaptation aux terrains en pente

L’adaptation aux terrains en pente du Valais et des bords du Léman mérite qu’on s’y attarde vraiment. Ces régions, on y trouve des pentes raides, des sols parfois instables, des rochers qui affleurent. Sur un chantier classique, il faut amener des engins lourds, creuser des fondations profondes, coffrer, couler. C’est lourd, coûteux, invasif. La pierre sèche permet une tout autre approche.

L’an dernier, j’ai aménagé un jardin en terrasses à Chardonne, au-dessus de Vevey. Le terrain partait dans tous les sens, avec un dénivelé de presque quatre mètres sur une petite surface. Le propriétaire voulait conserver les vieux cerisiers qui bordaient la limite. Impossible de faire passer une pelleteuse sans tout saccager. On a travaillé presque entièrement à la main, en intégrant les affleurements rocheux existants dans les murs. Le résultat épouse parfaitement le relief naturel, crée des espaces utilisables, et les arbres sont toujours là, intacts.

Un refuge pour la biodiversité locale

Au-delà de leurs qualités techniques, les murs en pierre sèche jouent un rôle écologique que je découvre chaque année un peu plus. Ce qui m’a vraiment ouvert les yeux, c’est une visite avec un biologiste de l’Université de Lausanne, venu étudier un mur que j’avais construit trois ans plus tôt à Nyon. Il a recensé plus de quarante espèces d’invertébrés qui avaient colonisé les interstices. Quarante espèces ! Dans un ouvrage de quatre mètres de long et un mètre de haut. Cela m’a fait réaliser que je ne construisais pas qu’un soutènement, mais un véritable habitat.

Les insectes pollinisateurs ne sont pas en reste. Abeilles solitaires, bourdons, guêpes maçonnes nichent volontiers dans les interstices. Contrairement aux abeilles domestiques qui vivent en colonies, ces insectes solitaires cherchent de petites cavités pour y pondre leurs œufs. Un mur en pierre sèche leur offre des centaines de possibilités. J’ai appris à repérer ces nids : de petits trous bouchés avec de la boue ou de la résine végétale. En Valais, où l’agriculture extensive laisse place à des zones plus urbanisées, ces habitats deviennent cruciaux pour maintenir les populations de pollinisateurs.

Les mousses et lichens s’installent progressivement sur les faces exposées. Loin d’abîmer la pierre, ils contribuent à la patine qui embellit le mur avec le temps. Ces végétaux primitifs créent un microclimat humide favorable à d’autres espèces. Des fougères pointent leurs frondes dans les fissures ombragées. Des sédums s’accrochent aux parties les plus sèches. Des campanules alpestres se glissent entre deux pierres. Cette colonisation spontanée donne au mur une vie qui évolue au fil des saisons.

Certaines plantes sauvages trouvent dans les murs en pierre sèche des conditions qu’elles ne rencontrent plus nulle part ailleurs. À Lavaux, les vignerons connaissent bien ces murs qui hébergent des espèces rares, protégées par la législation. L’orpin blanc, la joubarbe des toits, différentes espèces de saxifrages forment des communautés végétales spécifiques aux murs. En restaurant un vieux mur à Grandvaux, j’ai pris soin de déplacer délicatement les touffes de plantes rares pour les réinstaller une fois le travail terminé. Quelques années après, elles se sont multipliées, créant des taches de couleur magnifiques sur la pierre grise.

À Fribourg, j’ai participé à un projet communal qui intégrait des murs en pierre sèche dans un plan de revitalisation écologique d’un quartier. L’idée était de créer un réseau d’habitats favorables à la petite faune. Trois ans après, les suivis biologiques montraient des résultats spectaculaires : augmentation des populations de lézards, installation de hérissons qui utilisent les murs comme itinéraires de déplacement, explosion du nombre de papillons grâce aux plantes sauvages. Le mur en pierre sèche n’était qu’un élément parmi d’autres, mais un élément clé.

L'expertise d'Eggel Création en maçonnerie paysagère

Construire un mur en pierre sèche ne s’improvise pas. J’ai rencontré trop d’amateurs enthousiastes dont les réalisations se sont effondrées au premier hiver pour ne pas insister sur ce point. Cette technique demande un apprentissage, une compréhension des matériaux et une expérience du terrain que seuls les années et les chantiers permettent d’acquérir.

Chez Eggel Création & Design SA, nous avons fait de la maçonnerie paysagère traditionnelle une spécialité. Notre approche repose sur le respect des techniques ancestrales, adaptées aux exigences contemporaines de solidité et de durabilité. Nous travaillons principalement avec de la pierre locale : gneiss du Valais, calcaire du bassin lémanique, grès de Fully. Chaque pierre raconte l’histoire géologique de la région, apporte sa couleur et sa texture particulière.

Le savoir-faire artisanal se transmet difficilement par les mots. Il faut sentir la pierre dans ses mains, comprendre son grain, anticiper comment elle va réagir au choc du marteau. Quand on taille une pierre pour qu’elle s’emboîte parfaitement, on dialogue avec la matière. Certains jours, elle se fend exactement où on le souhaite. D’autres fois, elle résiste et il faut revoir sa stratégie. Cette imprévisibilité fait partie du métier, et c’est aussi ce qui le rend passionnant.

Nos réalisations en Valais et dans le canton de Vaud témoignent de cette expertise. À Sion, nous avons restauré un ancien mur de vigne qui menaçait de s’effondrer. Plutôt que de tout démolir et reconstruire, nous avons consolidé les sections fragilisées en reprenant la technique d’origine. Le propriétaire a gardé l’âme de son mur centenaire, avec sa patine et son histoire, tout en bénéficiant d’une solidité retrouvée.

À Lausanne, dans un jardin privé du quartier de Sauvabelin, nous avons créé un ensemble de terrasses reliées par des murets en pierre sèche. Le terrain présentait un dénivelé important sur une surface réduite. Les murs permettent de gagner de l’espace utilisable tout en créant des zones distinctes : terrasse ensoleillée en haut, coin ombragé mi-hauteur, bassin en contrebas. L’ensemble s’intègre naturellement dans le paysage boisé environnant.

Conclusion :

Le mur en pierre sèche est bien plus qu’une technique de construction. C’est un patrimoine vivant, au sens propre du terme. Chaque mur qu’on construit aujourd’hui perpétue un savoir-faire ancestral tout en créant un nouvel habitat pour la biodiversité locale. Il structure un jardin, retient une terrasse, embellit un paysage. Et il le fait pour longtemps, sans fanfare, sans artifice, juste par la grâce d’un empilement intelligent de pierres.

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